La dignité, Isaac. Tout ce qui compte, c’est la dignité.
Combien de fois ai-je pu l’entendre, cette phrase. « La dignité ». Si je devais me choisir une devise, ce serait celle-ci. Rester digne, tout le temps, en toute circonstance. Ne jamais sombrer dans les travers du vulgaire. Toujours se souvenir du statut princier que procure la pureté du sang. S’en souvenir et s’en montrer… digne.
Jefferson me raconte parfois que, penché au dessus de mon berceau, notre père, déjà à l’époque, répétait cette phrase sans arrêt : « de la dignité, Isaac, de la dignité ». Comme s’il avait voulu que ce soit le premier mot que je prononce. Comme s’il avait voulu la graver dans mon inconscient enfantin. Je crois qu’il y a réussi, d’ailleurs. Je l’espère pour lui, en tout cas, car, vu le peu d’amour qu’il nous a donné, à mon frère et à moi, il est à souhaiter qu’il aura au moins eu la satisfaction de voir ses fils se comporter comme il l’attendait : avec dignité. Toujours, avec dignité.
Quand je repense à mon enfance passée au manoir de Faery Court, dans le Norfolk, je m’aperçois que je n’ai été élevé que dans un seul but : perpétuer le nom et le prestige de la maison Lawford. Jamais l’affection, la tendresse ou même le plus élémentaire des sentiments filiaux n’ont eu de place dans l’esprit de mon père : je n’étais qu’un Lawford de plus, et je ne servais qu’un seul intérêt : celui de pouvoir, le moment venu, assurer la descendance de la famille.
Oh, n’allez pas croire que j’aie souffert de cette situation, non… Je pourrais vous sortir le couplet du pauvre petit enfant délaissé par son père et qui fait un complexe d’infériorité parce qu’il cherche sans cesse à lui prouver sa valeur, mais… ce serait mentir. En vérité, je comprends parfaitement mon père. Je le comprends et je l’approuve ; s’il ne s’était comporté à notre endroit comme il l’a fait, je ne serais pas l’homme que je suis aujourd’hui. Je ne saurais où trouver la force de survivre seul dans ce monde sans pitié pour les faibles. C’est grâce à cela que j’ai pu me cuirasser contre les blessures de la vie. La froideur et la dureté sont les seuls remèdes efficaces contre les plaies du monde. A ce titre, je sais gré à mon père de m’avoir montré le seul vrai chemin qui soit : celui de l’impitoyabilité. La seule chose sur laquelle un homme peut compter, c’est sa famille. Pas les
membres de sa famille, mais sa
famille elle-même. Sa maison, sa lignée. Et, à ce titre, il lui doit tout. Le nom de famille est la seule chose qui survit à un être humain.
Et puis, de l’affection, j’en ai eu plus que je n’en demandais de la part de ma mère. A la fin, je ne la supportais même plus. Tout ce sentimentalisme… Ridicule. J’ai été heureux de partir pour Poudlard, cela m’a permis de m’en éloigner. Ma mère était faible, de cette faiblesse des gens qui croient bien faire en répandant autour d’eux une bonté qui n’attend pas de récompense. Ne vous méprenez pas, j’aimais ma mère. Mais je ne l’aimais que parce qu’elle
était ma mère. Une telle femme, si elle n’avait pas eu la chance de faire partie de la noble maisonnée des Lawford, aurait vite péri, écrasée par ces rouages inexorables qui engloutissent les pleutres, les idiots et les philanthropes. C’est d’ailleurs sans doute cette faiblesse qui lui valut de mourir d’un accès de dragoncelle alors que j’avais quinze ans.
Parfois, je regarde la façon dont mon frère élève son fils, Alan… Lui passant tout… Cédant à ses moindres caprices… Jamais
notre père n’aurait toléré cela, cette complaisance envers la chair de sa chair. Peut-être Jefferson a-t-il plus souffert que moi de la rigueur de notre éducation. C’est possible, je ne sais pas. Jeff est bien plus âgé que moi, il m’a davantage été un père de substitution, un mentor, qu’un frère. J’étais par conséquent trop jeune et trop sous son influence pour voir à quel point il pouvait se sentir délaissé. C’est peut-être pour cette raison qu’il a éprouvé le besoin de marcher sur les traces de notre père, d’entrer au ministère : pour se montrer digne de lui. Alors que moi… Moi, j’ai toujours su que je n’avais rien à prouver à qui que ce soit. Je suis un Lawford. C’est un état qui se suffit à lui-même.
J’étais – je suis encore – le… peut-être pas le mouton noir, cela serait un peu fort, mais, disons… l’ « original » de la famille. En premier lieu, à mon arrivée à Poudlard, venue la cérémonie de répartition, je me retrouve à Serdaigle. Surprise générale et émoi dans la famille. Renseignement pris, je suis le premier Lawford à ne pas être envoyé à Serpentard depuis un certain Elam Lawford, en 1764. Peu me chaut, à vrai dire. Je sais très bien que ce n’est pas la maison à laquelle j’appartiens qui détermine mon degré d’allégeance à ma famille. Déjà à onze ans, je suis au-dessus de cela. Et puis, fréquenter les esprits perpétuellement curieux et avides de connaissances de Serdaigle m’a fait, j’ose le dire, beaucoup de bien. Grâce à eux, j’ai compris qu’il y avait plus d’un moyen de parvenir à ses fins, et qu’un échec pouvait toujours être rattrapé si on avait l’intelligence de comprendre que le coup le plus important… c’est le suivant. D’ailleurs, loin des Serpentards et de leur petite société très fermée de Sangs-Purs, je peux dores-et-déjà m’entraîner à faire semblant de ne pas me soucier de savoir si mon interlocuteur est un Sang-de-Bourbe ou pas. L’exercice est d’abord difficile, mais j’en ressens encore aujourd’hui l’utilité.
Mes excellents résultats scolaires me font pardonner aux yeux de mon père d’avoir été envoyé Serdaigle. Il reprend l’espoir de me voir suivre ses pas et perpétuer la tradition qui veut que tous les Lawford briguent des postes parmi les plus prestigieux au ministère. Mais quand je sors de Poudlard fort de six ASPICS, parmi lesquels des Optimaux en Histoire de la Magie, en Etudes des Runes et en Enchantements, quelle n’est pas sa surprise de me voir annoncer mon départ pour le continent. J’ai en effet décidé d’entreprendre un voyage à travers toute l’Europe, un « Grand Tour », comme disent les Moldus, afin d’approfondir mes connaissances historiques, déjà solides, certes, mais indéniablement affectées par la pauvreté de l’enseignement de l’Histoire de la Magie en Grande-Bretagne. Mon parcours doit me mener des Pays-Bas à la Russie en passant par toutes les grandes bibliothèques et universités magiques d’Europe. Je loge dans diverses hôtelleries, ainsi que chez quelques illustres familles de sorciers pour qui le nom de Lawford et la pureté du sang signifient encore quelque chose. Mon père, cependant, prend assez mal la nouvelle, comprenant que cela sonne le glas des ambitions ministérielles qu’il avait fantasmées pour moi. Quand je prends le Portoloin pour le continent, mon frère est présent pour les adieux, mais mon père a refusé de faire le déplacement. Je ne me doute pas que je ne le reverrai plus de son vivant.
En ce qui concerne les raisons qui me poussent à entreprendre ce périple, il me faut apporter quelques petites précisions : la version officielle (qui n’en est pas moins vraie, d’ailleurs, mais qui n’explique pas tout) est la suivante : je désire me lancer dans une carrière universitaire dans le domaine de l’Histoire de la Magie, et je vais pour cela consulter les documents des centres de culture magiques les plus importants d’Europe. Ca n’a rien d’un mensonge : l’Histoire m’a toujours fasciné. Peut-être faut-il y voir la conséquence de mon intérêt pour la grandeur hélas passée de la maison Lawford, ou bien une simple curiosité intellectuelle, je l’ignore. En tout cas, de bien des points de vue, le passé me semble présenter plus d’attraits que la présent.
Mais que l’on ne s’y trompe pas : ce n’est pas sans arrière-pensée que j’entreprends ce « Grand Tour ». Au-delà de son aspect culturel, il y a une autre motivation qui me pousse à me lancer dans ce voyage : développer ma maîtrise des Arts Noirs. L’un des secrets les mieux gardés de la famille Lawford est en effet que l’on y pratique la Magie Noire de père en fils depuis des siècles (enfin… un secret qui n’en est plus tellement un, tant la réputation de notre maisonnée est aujourd’hui entachée de rumeurs qui veulent que nous nous y adonnions, sans que quoi que soit ait jamais pu être prouvé). Mais l’enseignement familial est forcément limité, d’autant que certaines pratiques ont été perdues au fil des ans et que mon père s’est toujours montré assez timoré dans ce domaine, sans doute par crainte de compromettre sa position au ministère. J’ai donc été obligé de chercher ailleurs, dans des livres ou auprès de 7ème années audacieux, la plupart de mes connaissances en la matière. Mais celle-ci restent, au moment où je pars d’Angleterre, encore trop lacunaires à mon goût. Par conséquent, j’espère profiter de mon passage dans diverses grandes bibliothèques, non seulement pour consulter des livres d’histoire réellement dignes d’intérêt, mais aussi pour dénicher, çà et là, quelque grimoire occulté oublié au sommet d’une étagère ou bien dans les fonds de tiroir d’un libraire miteux. L’entreprise est un succès : à Cologne, je subtilise un
Dunkeln Hexen extrêmement rare dans une bibliothèque, et à Cracovie, je mets la main sur un
Maleficus Nihilus presque intact chez un bouquiniste du quartier juif. Et ce ne sont là que mes découvertes les plus précieuses. Sans compter que, dans certains des pays que je traverse, la législation sur les Arts Sombres est beaucoup plus souple qu’au Royaume-Uni. Auprès d'un vieux mage noir gallois exilé en Transylvanie, j'apprends des rudiments d'occlumencie. Je me perfectionnerai lentement au fil des ans, sans toutefois atteindre, pour l'instant, l'excellence à laquelle j'aspire. Mais je peux néanmoins protéger mes pensées des legilimens de base, c'est là l'essentiel.
Au bout de quelques années, parviennent jusqu’à moi des rumeurs sur un brillant mage noir allemand, autrichien ou quelque chose dans ce goût-là, personne ne le sait exactement, qui cherche à rassembler autour de lui des sorciers talentueux et partageant son aversion des Moldus afin de constituer, dit-on, un groupe de persécution des Sangs-de-Bourbe et autres Cracmols. Son nom : Gellert Grindelwald.
Diantre. Voilà qui semble fait pour moi. Mais, je dois bien l’avouer, en entendant ces rumeurs, je suis d’abord sceptique. Encore un idiot qui se prend pour Merlin juste parce qu’il est sorti de Durmstrang avec douze Optimaux, me dis-je. Les Aurors auront tôt fait de lui faire ravaler sa morgue. Je décide prudemment de me renseigner avant de contacter cet énigmatique mage noir. Mais tous les rapports que je reçois semblent indiquer que sa réputation n’est pas usurpée ; il aurait même mis la main sur un mystérieux artefact qui lui donnerait une puissance incommensurable. Après avoir longuement pesé le pour et le contre, je me résous finalement à rencontrer ce Grindelwald. Avec le nom qui est le mien, il ne m’est pas difficile d’obtenir une entrevue.
Je ne sais pas ce qui a plu à Grindelwald, chez moi. A-t-il vu en moi un sorcier bourré de talent et de puissance, ou bien simplement le rejeton d’une vieille famille anglaise avec des relations dans les milieux les plus élevés de la sorcellerie britannique ? Je l’ignore et, à vrai dire, peu importe : je lui suis indispensable, et c’est tout ce que j’ai besoin de savoir. C’est l’assurance qu’il ne se débarrassera pas de moi comme d’un vulgaire esclave. Je lui suis trop précieux pour ça. De mon côté, n’allez pas croire que j’aie la moindre affection pour Grindelwald. C’est un fou arrogant et irascible, totalement déconnecté des réalités et qui n’a même l’honnêteté intellectuelle de s’avouer qu’il agit par pure et simple ambition personnelle. Non, au lieu de cela, il se cache derrière ses fadaises de « Plus Grand Bien » et de « Nécessité ». Lamentable. Mais il a deux atouts de taille : une puissance magique comme je n’en ai jamais vu chez personne d’autre, et un plan pour redonner aux sorciers la place qu’ils méritent de plein droit dans le monde. Car, s’il est fou, Grindelwald n’est pas idiot. Il est possible qu’il parvienne à atteindre son but. Ce n’est pas certain, mais c’est possible. Et, dans ce cas, il est évident qu’il vaut mieux pour moi – et pour tous les Lawford - être dans son camp.
Aussi, quand il me fait part des projets très spéciaux qu’il a pour moi, j’accepte sans l’ombre d’une hésitation. Grindelwald fait partie de cette catégorie de gens qu’il vaut mieux éviter de contredire et, de toute façon, son idée me séduit : me faire engager, sous n’importe quel prétexte, à l’école de Poudlard et y surveiller le professeur de Métamorphose, qui semble lui donner bien du souci. Pourquoi Grindelwald éprouve une telle inquiétude au sujet d'Albus Dumbledore est un mystère insondable, que je n'ai pas encore su percer. Mais soit. Cela m'offre l’occasion rêvée de satisfaire mon goût pour la comédie et, surtout, pour la manipulation. Une école entière à ma merci. Que puis-je demander de plus ? Fort de l’entière confiance de l’homme qui sera bientôt le sorcier le plus puissant d’Europe, je prends le chemin du retour et repars pour l’Angleterre.
En arrivant à Faery Court, cependant, je m’aperçois que plusieurs changements m’y attendent : mon père est mort six mois auparavant, miné par ma décision d’abandonner une carrière au ministère, et Jefferson est maintenant seigneur du manoir et patriarche de la famille Lawford. La nouvelle ne m’est pas parvenue plus tôt, car personne ne savait où me trouver. C’est plutôt rassurant : j’ai su effacer mes traces à la perfection. Nul ne saura jamais ce que j’ai fait pendant toutes mes années d’absence.
Le soir de mon arrivée, je me rends sur la tombe de mon père. Il est enterré dans le caveau familial, derrière le lac qui borde le château. Sur sa tombe, il est écrit :
Aloysius Lawford
1872-1938
Car nous n’avons pas de demeure permanente ici-bas,
Mais en cherchons une pour l’avenir
J’aurais pu y ajouter : « a vécu et est mort avec dignité ». Tout aurait été dit.
Il me faut maintenant trouver le moyen de me faire embaucher à Poudlard. La chose n’est guère difficile. Je sais pertinemment qu’avec les connaissances historiques que j’ai accumulées durant mon voyage sur le continent, la direction de l’école serait absolument ravie de m’engager comme professeur d’Histoire de la Magie, d’autant que les candidats ne se bousculent pas au portillon. Il suffit simplement que le poste se… libère. C’est chose faite quand le professeur qui occupe le poste, une certaine Mme Bohannon, une Sang-de-Bourbe, est frappée d’une mystérieuse maladie qui la pousse à dormir la moitié de la journée. Les médicomages sont incapables de trouver un remède, et la pauvre femme doit démissionner. Bien sûr, la Potion de Mort-Vivante que j’ai glissée dans son jus de citrouille n’a pas dû aider… Un moyen peu subtil d’écarter cet obstacle, j’en conviens, mais je suis pressé : il faut que je sois engagé pour la rentrée suivante. Je laisse passer quelques semaines après la publication de la demande de recherche d’un nouveau professeur d’Histoire de la Magie par le conseil des gouverneurs de Poudlard, histoire de ne pas éveiller les soupçons, puis je pose ma candidature. Comme je l’avais prévu, je suis engagé séance tenante. Me voilà admis en toute légalité au sein de Poudlard.
A la rentrée 1938, je suis donc présent à la table des professeurs pour assister à la cérémonie de répartition. Et, même s’il me faut toujours rester prudent, j’ai toutes les raisons d’être optimiste : j’ai commencé à former Alan à la Magie Noire, la riche bibliothèque de l’école et ses ouvrages cachés sur les Arts Sombres me tendent les bras… et je peux m’atteler à la mission que m’a confié Grindelwald. Pour le « Plus Grand Bien », comme il dirait.
Le Plus Grand Bien… Billevesées. Le seul bien qui compte, c’est le mien. Le mien et celui de la maison Lawford.
« De la dignité, Isaac. Toujours de la dignité ». Je crois que mon père serait fier de moi, finalement.